C’est un des événements les plus connus de la Seconde Guerre mondiale. Le 19 avril 1943, une poignée de combattants juifs se révoltent contre la barbarie nazie qui, depuis juillet 1942, a méthodiquement entrepris la déportation et l’extermination des 400 000 juifs entassés dans le ghetto de Varsovie. Trois semaines après cette insurrection finale, il ne reste plus rien du ghetto et de ses habitants. Seuls 40 survivants sont parvenus à s’enfuir par les égouts de la ville.
“Nous ne voulons pas sauver notre vie. Personne ne sortira vivant d’ici. Nous voulons sauver la dignité humaine.” Ces lignes sont attribuées à Arie Wilner, un des combattants de l’insurrection du ghetto de Varsovie. Avec ces mots, il résume le choix fait par les 500 combattants de l’Organisation juive de combat (OJC) : mourir les armes à la main face à l’armée allemande plutôt que disparaître dans les camps de la mort qui parsemaient la Pologne occupée par les nazis.
Cet acte, aussi héroïque que désespéré, a signé la fin du ghetto de Varsovie. Le 16 mai 1943, après trois semaines de combats, il n’en restait plus que des ruines fumantes. La révolte avait été réduite à néant, les derniers rescapés furent déportés vers des camps d’extermination. Une quarantaine de survivants parvint à s’échapper de Varsovie par les égouts pour rejoindre la résistance polonaise, loin de la capitale.
Porté au cinéma par Roman Polanski dans “Le Pianiste”, cet événement terrible fut l’aboutissement de l’entreprise de destruction des juifs de Pologne pendant la Seconde Guerre mondiale. “La création de ghettos et la séparation avec les aryens, instaurées par les nazis en 1940, furent presque un retour au Moyen-Âge. Avant la Seconde Guerre mondiale, 10 % de la population polonaise était juive, soit environ 3 millions de personnes”, rappelle Audrey Kichelewski, spécialiste de l’histoire de la Pologne et codirectrice de la Revue d’histoire de la Shoah.
La destruction des juifs de Pologne
Pour la population juive de Pologne, l’occupation nazie fut une longue et inexorable descente aux enfers. “À partir du 16 novembre 1940, le ghetto de Varsovie est emmuré. Il va être entouré de murs de trois mètres de haut, avec des barbelés. Il s’étend sur une surface d’environ 300 hectares (3 % de la surface de la ville). Quelque 400 000 personnes y sont enfermées (les 300 000 juifs de la ville et ceux des bourgades environnant la capitale, qui vont y être amenés de force). La densité est effrayante”, explique l’historienne.
Un “Judenrat” (“conseil juif”, en allemand) est chargé de l’organisation du travail forcé, seule façon pour les habitants du ghetto d’obtenir de la nourriture. La famine et les épidémies s’installent rapidement et la population du ghetto commence à décliner (100 000 personnes vont périr entre novembre 1940 et juillet 1942). Le gouverneur général de Varsovie, l’officier nazi Ludwig Fischer, affirme au cours d’une réunion le 3 avril 1941 que “la faim et la misère entraîneront la disparition des juifs. De la question juive, il ne restera qu’un cimetière.”
Un pas supplémentaire est franchi à l’été 1942 quand les Allemands organisent d’immenses rafles dans le ghetto et déportent 6 000 à 7 000 personnes chaque jour dans le camp de Treblinka (d’abord établi comme un camp de travail forcé, il devient à partir de juillet 1942 un centre de mise à mort) à 100 km au nord-est de Varsovie. “Pour les mouvements de jeunesse juifs [communistes, sionistes et bundistes, NDLR], il n’y a plus de doute possible, il s’agit d’une mise à mort systématique. Ils décident alors de se tourner vers la résistance”, affirme l’historienne.
Mourir les armes à la main
Alors qu’il ne reste plus que 60 000 habitants dans le ghetto, l’Organisation juive de combat naît le 28 juillet 1942. Elle compte environ 500 combattants sous la direction de Mordechaï Anielewicz, un jeune militant polonais sioniste et socialiste âgé de 23 ans. Un autre mouvement, l’Union militaire juive – un mouvement sioniste de droite –, compte lui 250 personnes. Ces résistants vont systématiser les contacts avec la résistance polonaise à l’extérieur du ghetto pour communiquer et se procurer des armes.
“Le 18 janvier 1943, il y a un premier soulèvement. Les Allemands entrent dans le ghetto pour effectuer une nouvelle rafle et sont accueillis par des tirs d’armes. Cette opération est un succès symbolique : les déportations sont interrompues, ce qui encourage les combattants à poursuivre la résistance dans l’espoir que les Alliés arrivent rapidement”, poursuit Audrey Kichelewski. Entre janvier et avril, les résistants creusent des bunkers et créent une ville souterraine. La résistance polonaise (communiste et non communiste), de l’autre côté des murs du ghetto, vend ou fournit des armes aux insurgés en quantité infime.
Le 19 avril 1943, jour de la Pâque juive, des centaines de soldats allemands entrent dans le ghetto. “Immédiatement, la résistance juive donne le signal pour se cacher et résister, ce qui va surprendre les Allemands, qui doivent battre en retraite. Pour faire face à cette guérilla urbaine, 2 000 policiers et SS reviennent équipés de chars, d’artillerie et de lance-flammes, et commencent à détruire le ghetto en incendiant les immeubles un à un afin d’obliger les juifs à sortir des bunkers. “Ils utilisent des gaz toxiques. Le combat est déséquilibré. En face, il n’y a que des revolvers et des grenades”, précise l’historienne.
Le 8 mai, Mordechaï Anielewicz se suicide. Le 16, les derniers bunkers sont détruits et les derniers survivants sont enterrés vivants ou arrêtés. “Quelques insurgés, dont Marek Edelman, un autre commandant de l’insurrection âgé d’une vingtaine d’années, parviennent in extremis à s’enfuir du ghetto par les égouts et à ressortir de l’autre côté de la ville. C’est par eux que nous est arrivé le récit de l’insurrection.”
80 ans de commémorations
L’historienne Audrey Kichelewski rappelle que cet événement a immédiatement été connu et a eu une importance considérable. “Le récit du soulèvement a très vite filtré en Pologne. L’information a circulé et cette action a été imitée dans beaucoup de ghettos et de camps en Pologne occupée, à Sobibor ou à Auschwitz par exemple.”
Dès la fin de la guerre, l’insurrection du ghetto de Varsovie est célébrée. Le 19 avril 1948, cinq ans jour pour jour après le début du soulèvement, un monument en hommage aux héros du ghetto est érigé grâce aux contributions d’organisations juives. “Le gouvernement communiste de l’époque l’encourage pour célébrer la fraternité d’armes des juifs et des Polonais dans la lutte antifasciste. Mettre en avant cette insurrection lui permet aussi d’éviter d’aborder le souvenir de celle de Varsovie en août 1944, quand l’Armée rouge avait attendu que la résistance polonaise non communiste se fasse massacrer par les nazis avant d’envahir la partie de la Pologne encore occupée par les Allemands”, rappelle Audrey Kichelewski.
En Israël, au sein d’un kibboutz situé au nord de Saint-Jean-d’Acre, une Maison des combattants du ghetto est inaugurée en 1949 à l’initiative de survivants de la Shoah. “Pour le jeune État juif, c’était très important de célébrer l’héroïsme des juifs et d’aller contre l’idée de juifs faibles, passifs, qui se seraient laissés conduire à l’abattoir”, poursuit l’historienne.
En Pologne, la commémoration du soulèvement du ghetto de Varsovie devient régulièrement une bataille politique et mémorielle. “Dans la Pologne communiste, on célébrait l’insurrection du ghetto mais sans les juifs. On faisait tenir aux quelques rescapés juifs un discours de circonstance”, rappelle-t-elle. Dans les années 1980, Marek Edelman, l’un des cinq commandants de l’insurrection du ghetto (mort en 2009), est au centre d’un bras de fer entre Solidarnosc, une union de syndicats polonais fer de lance des revendications démocratiques, et le pouvoir communiste.
Ce survivant, qui a refusé de quitter la Pologne après 1945, en dépit des pogroms et des campagnes antisémites d’après-guerre, par fidélité à ses convictions bundistes [un mouvement socialiste juif non sioniste, NDLR], boycotte les cérémonies officielles à partir de 1983. Les années suivantes, il parcourt à pied les rues du ghetto et se recueille devant les monuments à la mémoire des combattants accompagné de tout ce que la Pologne compte d’opposants au régime communiste.
En 1989, la Pologne devient le premier pays du bloc de l’Est à tourner la page du communisme. Lech Walesa, figure de proue du syndicat Solidarnosc, est élu à la présidence du pays en 1990. “Dans la Pologne démocratique, il n’y a plus de discours formaté et la dimension internationale devient de plus en plus importante”, ajoute Audrey Kichelewski. En effet, le rôle des Polonais dans la Shoah fait l’objet de nombreux débats, notamment en 2001, quand le président polonais de l’époque, Aleksander Kwasniewski, présente ses excuses pour le massacre de Jedwabne en 1941, quand des villageois polonais avaient assassiné 1 600 de leurs voisins juifs.
Jonquilles et étoiles jaunes
“Avec le PiS [le parti Droit et justice, droite conservatrice, NDLR], au pouvoir depuis 2015, on revient au discours sur la fraternité polono-juive alors que la réalité, c’est que les insurgés étaient bien seuls. Il y a des zones d’ombre concernant l’antisémitisme structurel qui était présent dans la société polonaise qu’il n’est pas bienvenu d’évoquer, et certainement pas dans les cérémonies officielles.”
Ce 19 avril, celles-ci auront lieu en présence des présidents polonais Andrzej Duda, allemand Frank-Walter Steinmeier et israélien Isaac Herzog. Les cérémonies attirent chaque année des juifs aux racines polonaises du monde entier et, aussi, les membres de la communauté juive contemporaine de Pologne. Depuis 2013, les habitants de Varsovie sont invités à arborer le jour des commémorations une jonquille rappelant l’étoile de David, jaune elle aussi, que les juifs portaient pendant le soulèvement du ghetto.
AVEC AFP